L'Homme à la caméra - D. Vertov

Film muet de Dziga Vertov, U.R.S.S., 1929
Production : VUFKU
Réalisation : Dziga Vertov (= Denis Abramovich Kaufman)
Photographie : Michaïl Kaufman, frère de Vertov.
Montage : Dziga Vertov et Elisaveta Svilova, son épouse.
Durée : 65 minutes

La séquence de la monteuse

Contexte d'un film innovant et créateur :

Dziga Vertov vise la création d'un nouveau langage cinématographique, autonome, dégagé de la littérature comme du théâtre. Il refuse ainsi le modèle facile du film reposant sur une intrigue car « le cinéma dramatique est l'opium du peuple » et il récuse « les scénarios-histoires de la bourgeoisie »; le générique du film de 1929 atteste clairement de ces partis pris par les avertissements liminaires adressés aux spectateurs. Pour Vertov, la fonction de la caméra n'est pas de restituer la vérité brute, objective, mais de construire une nouvelle vérité que l’oeil humain, instrument imparfait, ne peut percevoir. Ses recherches sont d'abord fondées sur le montage des images et du son... Au fond, il continue quelque peu au cinéma la conception du vrai réaliste comme illusionniste selon Maupassant (préface "Sur le roman" dans Pierre et Jean).

Thématique de l'oeuvre :

Le film évoque d'abord la vie quotidienne d'une grande cité soviétique, (les images ont été tournées à Odessa mais aussi à Kiev et Moscou), et en même temps il célèbre le travail du cinéma. On voit dans l'oeuvre comment se construit le film dans une sorte de mise en abyme; on découvre quelle place occupe le cinéma dans la société soviétique, sa réception même par le public. L'énonciation est tout sauf gommée ou masquée: il y a ainsi réflexion du cinéma sur lui-même, sa place, ses fonctions comme ses techniques. Il s'agit aussi de faire prendre conscience aux spectateurs des mécanismes du cinéma, de son pouvoir sur le réel. Le travail du cinéaste est d'ailleurs présenté comme similaire à celui de tous les travailleurs/ travailleuses évoqués dans le film : la main à caméra vaut la main à charrue et réciproquement.

L'Homme à la caméra est également une oeuvre relevant du Futurisme : le film célèbre à la manière de l'Apollinaire de «Zone» ou de F.T. Marinetti le monde moderne, industriel et urbain, le monde de la machine, de la vitesse. Et éventuellement du peuple, en dépit des technocrates bruxellois de l'époque contemporaine... D'étroites correspondances sont soulignées par le jeu du montage entre travail manuel, travail intellectuel et artistique. Au fond, l'oeuvre célèbre la vie urbaine, la civilisation policée, la machine au service de l'homme, les aspirations socialistes... C'est bien par là qu'elle s'écarte du Futurisme.

La séquence :
Ces images forment un passage important et fort dans le film qui sera repris dans la suite du film d'ailleurs, en écho: les spectateurs de 1929 y découvrent les éléments techniques du procédé du montage. Le cinéma se donne d'abord à voir dans son processus de fabrication et sa technique. Mais cette séquence est aussi une célébration du montage, de la technique, de la technologie du cinéma. L'oeil de la monteuse y apparaît aussi essentiel que l'oeil de la caméra.

Logique de la séquence :

On observera un effet de boucle ou d'encadrement avec l'image de la foule et le portrait de la vieille femme.
1. Foule et portraits en gros plan : images du réel humain associées à des photogrammes (image des images)
2. Eléments techniques, matériel du montage
3. La monteuse au travail dans son environnement (épouse de Vertov).
4. La pellicule défile, est repérée, coupée, collée... Les opérations.
5. Vue sur des photogrammes.
6. Une image de fille / de jeune garçon / d'enfants demeure.
7. L'image prend vie grâce au travail d'élaboration... Motif répété.
8. Clôture : jeu entre foule et portraits, monteuse et photogramme.

Il s'agit bien, au propre, de la monstration de certaines opérations de la fabrication du film, mais aussi de la démonstration de la puissance créatrice du montage sur un mode lyrique. La séquence acquiert ainsi une force symbolique par l'usage de l'animation soulignant la "magie" du montage, par la répétition en écho et les correspondances qui s'établissent entre le collectif / singulier, la jeunesse / vieillesse... Dans l'atelier sombre et démiurgique, sous la main experte et l'oeil attentif de la monteuse, avec patience, renaissent la vie extérieure et la lumière. Face aux visages tristes ou tendus des adultes surgissent la joie et le sourire des enfants.

 

Documents pour éclairer la réflexion :

1. Dziga Vertov, Manifeste de kinoks, 1923

Le ciné-oeil

« Je suis un œil. Un œil mécanique. Moi, c'est-à-dire la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. Désormais je serai libéré de l'immobilité humaine. Je suis en perpétuel mouvement. Je m'approche des choses, je m'en éloigne. Je me glisse sous elles, j'entre en elles. Je me déplace vers le mufle du cheval de course. Je traverse les foules à toute vitesse, je précède les soldats à l'assaut, je décolle avec les aéroplanes, je me renverse sur le dos, je tombe et me relève en même temps que les corps tombent et se relèvent. Voilà ce que je suis, une machine tournant avec des manœuvres chaotiques, enregistrant les mouvements les uns derrière les autres les assemblant en fatras. Libérée des frontières du temps et de l'espace, j'organise comme je le souhaite chaque point de l'univers. Ma voie, est celle d'une nouvelle conception du monde. Je vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez pas. »


2. L’avant-garde soviétique, extrait de l'article "Montage" in Encyclopaedia Universalis

«Les cinéastes soviétiques des années 1920 vont également faire du montage le centre de leurs préoccupations. En montant un même gros plan d’acteur face à des images différentes, Lev Koulechov démontre que le spectateur produit lui-même les liaisons entre les images et les sentiments qui en découlent. Une série de plans empruntés à des lieux ou à des corps différents montés ensemble donnent l’illusion d’un seul lieu ou d’un seul corps qui n’existent que dans un espace et un temps purement cinématographiques. Vsevolod Poudovkine en déduit que le montage ne consiste pas à structurer des morceaux de réalité, que les images prélevées sur cette réalité perdent toute relation avec celle-là: une explosion filmée ne donne pas le sentiment d’explosion. Dans La Fin de Saint-Pétersbourg (1927), une construction bien agencée, à partir d’images sans rapport avec l’explosion, voire sans contenu (flashes blancs), crée seule la sensation de l’explosion.

Mais c’est surtout Dziga Vertov et Sergeï Mikhaïlovitch Eisenstein qui donnent au montage, sous l’égide de la pensée marxiste, une fonction entièrement nouvelle: c’est une méthode (scientifique pour Eisenstein) d’analyse de la réalité et un instrument de pédagogie. Vertov croit à l’authenticité du «ciné-œil», «œil plus parfait que l’œil humain», mais le montage explique scientifiquement le fonctionnement de ce réel pris sur le vif («fixation du processus historique»), et opère un «ciné-déchiffrement communiste du monde». Pour cela, les «intervalles», passage d’un mouvement à un autre, sauts dialectiques entre deux séries d’images, voire deux plans, doivent être perçus en tant que tels par le spectateur afin qu’il saisisse la différence entre la réalité et sa représentation, tout comme le travail d’analyse opéré. Par la suite, le spectateur pourra non seulement appliquer lui-même cette méthode à la vie quotidienne, mais également prendre conscience des mécanismes du cinéma et devenir cinéaste.
Si Vertov rompt résolument avec le principe de la collure invisible au profit de la coupe, du saut, Eisenstein, lui, privilégie la collision, plus conforme à la dialectique marxiste. Dans la séquence de La Grève (1924), où il fait alterner les images de la répression des ouvriers avec celle des animaux égorgés aux abattoirs, le «montage des attractions» implique la mise en relation de deux images hétérogènes dans le temps comme dans l’espace. Plus la première sera éloignée de la seconde, voire contradictoire, plus l’impression sur le spectateur sera forte et engendrera un troisième terme, non contenu dans les deux premiers. La «ciné-dialectique» d’Eisenstein s’inspire des formalistes russes et de la linguistique structurale naissante: tel le mot, le plan n’a de sens que par son emplacement dans une suite de plans, la séquence ou le film entier. Le réalisateur, ou «ciné-monteur», est un «ingénieur des âmes». Un montage est «fabriqué», tel le pont d’un ingénieur, en vue de supporter une certaine charge émotionnelle, de produire un effet précis sur le spectateur: le pathétique dans Le Cuirassé Potemkine, ou l’idée, comme dans Octobre. La «ciné-langue», «montage intellectuel» ou «vertical», court-circuite le processus «effet (de montage)-émotion-idée» pour passer directement du rapprochement de deux images, puisées dans un stock défini, tels les mots d’une langue, au concept. Le montage élabore alors une écriture idéographique dont la fonction demeure de «labourer» le psychisme du spectateur dans un sens déterminé.»

 

3. Georges Sadoul dans "Articles, journaux et projets de Vertov" :

Le travail sur le film L’Homme à la Caméra, a nécessité plus de tension que les précédents travaux du Ciné-oeil. Cela s’explique tant par la multiplicité des lieux placés sous observation que par la complexité des opérations techniques et d’organisation en cours de tournage. Les expérimentations sur le plan du montage ont acquis une extrême tension. Les expériences de montage ont été menées sans discontinuer... Après avoir refusé les ateliers, les acteurs, les décors et les scénari littéraires, le groupe Ciné-oeil a mené une lutte pour l’épuration décisive pour le Ciné-langage, pour le différencier complètement du langage du théâtre et de la littérature... L’absence totale d’intertitres dans le film L’Homme à la Caméra n’a rien d’inattendu mais a été préparé par toutes les expériences antérieures au ciné-oeil. Le film L’Homme à la Caméra n’est pas seulement une réalisation pratique, c’est en même temps une manifestation théorique à l’écran.