LA NARRATION FILMIQUE

Remarques sur la narration et les points de vue...

 

Depuis ses origines pratiquement (Méliès, Porter, Griffith...) le cinéma est une machine à raconter des histoires ; dès le départ le film a ainsi croisé la route de la narrativité littéraire, soit qu'il s'inspire de romans en les adaptant, soit qu'il transpose des procédés narratifs, soit qu'il importe des codes génériques comme celui du western, du roman historique ou policier... Par là, on comprend qu'une étude de type narratologique soit féconde pour aborder des films narratifs fictionnels où les catégories d’intrigue, de personnages sont nettement prégnantes.
Pour s'informer sur l'approche narratologique et se doter a minima d'outils et concepts d'analyse, on pourra consulter ces pages spécifiques. L'étude narratologique des textes littéraires aborde des éléments suffisamment généraux pour qu'on puisse aisément les transférer avec profit dans l'abord du cinéma, le film narratif étant une forme de récit en images.

Mais on se doit cependant de constater une spécificité du cinéma liée à ses diverses matières d'expression, véhiculées par divers canaux. Une analyse méthodique d'un récit cinématographique peut ainsi difficilement se passer de la prise en compte des dimensions visuelles et auditives des structures narratives : on peut en effet transmettre des éléments relevant de l'actantiel dans un film avec les visages, la position, les postures des acteurs, les angles de prises de vue, voire la musique... Les passages descriptifs, la présentation de l'espace ne fonctionnent pas comme dans un roman qui ne dispose quant à lui que des mots.

Le cinéma aux origines s’est bien sûr posé le problème de la narration : comment raconter efficacement, en effet, au temps du cinéma muet, une histoire par le seul biais des images mouvantes ? Si pour assurer la cohésion des scènes et donner une cohérence explicite aux plans et aux séquences, on a utilisé d'abord un commentateur externe lors de la projection, très vite on a intégré au film des cartons, des intertitres, des discours écrits introductifs pour contextualiser... Mais certains cinéastes ont ambitionné de réaliser des oeuvres sans mentions écrites, en quelque manière senties comme plaquées, tels F-W. Murnau avec Le Dernier des hommes en 1924 ou D. Vertov dans L'homme à la caméra en 1929. Observons ici au passage que les cartons ou autres écrits intégrés au film relèvent du discours d'un narrateur extradiégétique.

L'analyse de la narration met en évidence cette spécificité : l'énonciation filmique ne passe pas pour l'essentiel par l'énonciation linguistique et n'est pas à caractère déictique. Le cinéma représente autant qu'il raconte à l'instar du genre dramatique : comme au théâtre on semble ne pas pouvoir parler de narrateur car on n'est plus dans le simple domaine du discours narratif mais dans celui de la représentation. Ainsi, le récit cinématographique ne sera jamais vraiment comme un récit écrit, d'ordre scriptural, pour la seule raison que si l’un est "polyphonique", l’autre reste "monodique". En fin de compte, le récit filmique renvoie au théâtre parce qu’il met en scène des actions, mais il renvoie aussi au roman parce qu’il utilise le verbe ou réinvente la narration.

Par ailleurs, il convient d'observer que dans le cas du film la communication est aussi différée et "figée" : on opposera donc une narration orale qui se fait "en présence", avec des interactions locuteur / interlocuteur(s), à la narration filmique qui, tout comme la narration écrite, se fait "en absence"... La communication orale d'un conte est mouvante comme le spectacle théâtral alors que le film nous donne une version figée par la mémoire artificielle de la pellicule.

Un exemple amusant, permettant de voir combien la narration filmique est complexe et ne peut pas être réduite à la narration romanesque, peut être emprunté à Chantons sous la pluie de Stanley Donnen (1952). Cf. « Film, fiction et narration » de Jon-Arild Olsen (Le Seuil, Poétique ; 2005).

Nous pouvons, en effet, entendre dans la séquence liminaire l'acteur Don Lockwood (Gene Kelly) raconter l'histoire merveilleuse de ses débuts de vedette. Mais ce que le personnage raconte de sa formation dans le monde de l'art ou de sa carrière dans le spectacle est démenti, contredit par la bande image. Un décalage systématique entre le récit portée par sa voix et le récit montré à l'image est introduit : les faits du passé montrés sont moins glorieux que ce que prétend le personnage narrateur ! Partagée entre le visuel et le verbal cette séquence amène une certaine forme d'éclatement de l'instance narrative qui est unifiée par le propos humoristique.

Ce « hiatus » permet de bien comprendre concrètement que la narration filmique emprunte plusieurs moyens pour fonctionner. Le récit filmique ne passe pas que par la voix, le discours d'un narrateur ou en tout cas d'une seule instance. Il faut ainsi imaginer ici qu'une autre instance narrative, supérieure au personnage narrateur, quelque peu omnisciente, s'amuse à nous dévoiler les mensonges de Don en nous fournissant avec à propos des images contradictoires.

— Dites-nous tout, de A à Z.
— Pas devant tant de monde!
— Votre réussite est un exemple pour les jeunes du monde entier.
— Je vous en prie...
— Mon histoire est inséparable de celle de mon ami Cosmo Brown. Nous avons grandi et connu le succès ensemble. J'ai toujours fidèlement suivi ma devise... « Dignité... Dignité avant tout. » Cette noble pensée me fut léguée par mes chers parents.
Ils m'ont inscrit dans les meilleures écoles de danse. C'est là que j'ai connu Cosmo. Nous avons débuté dans la haute société des amis de nos parents. Nous étions la coqueluche des salons!
Papa et Maman m'emmenaient souvent au théâtre. Je vivais avec Shaw... Molière, les plus grands auteurs classiques!
Nous apprenions aussi la musique au Conservatoire.
Nous présentions nos créations dans les meilleures salles.
Et dans nos cœurs un mot restait gravé: « Dignité…
Dignité avant tout. »

 

1. Enonciation et narration au cinéma : aspects spécifiques

L'énonciation filmique souvent ne semble pas manifester de marques spécifiques et le cinéma, dans sa période classique tout au moins, a essayé d'occulter son processus d'énonciation et les traces d'une émission. De là, une apparente transparence du cinéma où l'histoire "racontée" semble le plus souvent s’engendrer d’elle-même car, en apparence du moins, personne n’est là pour la raconter et elle semble se dérouler simplement sous nos yeux.
Toutefois, il convient de percevoir que ce qui se montre à nos yeux, dans tout film narratif de fiction, depuis L’Arroseur arrosé des frères Lumière comme d'ailleurs leurs documentaires, est bien organisé et passe par un processus d'énonciation et de structuration du discours. Cette énonciation est repérable par certaines images ou par leur agencement qui nous donnent à voir de façon humainement impossible, non naturelle, non spontanée, non objective. Certains indices rompent ainsi l'illusion référentielle et manifestent la présence d'un narrateur fondamental, virtuel, appelé «le grand imagier» ou le maître de cérémonie par Albert Laffay, dans la Logique du cinéma. Ainsi, une opposition par passage du flou au net, un changement d'échelle, l'usage de la contre-plongée sont révélateurs... Dans un discours filmique, un jeu musical servant à mettre en relief un mouvement dramatique ou un mouvement de la caméra fixant en gros plan le visage d'un acteur, afin d’en souligner l’expression psychologique, peuvent s'interpréter comme des marques d’une énonciation. En quelque sorte, un narrateur virtuel tourne pour nous les pages de l'histoire et c'est bien lui qui attire, d'une manière ou d'une autre, notre attention sur tel détail, insignifiant en apparence, par une image rapide ou par la composition du cadre, d'un plan. Le film "raconte" une histoire non par le seul langage verbal mais en arrangeant et composant des informations relevant de divers ordres ; il peut certes aussi y inclure des textes (cartons...) ou un commentaire de voix off, impliquant clairement un narrateur.

On peut enfin palper, plus nettement encore, le processus d'énonciation quand le film parle explicitement de lui, traite du cinéma en général ou montre en abyme un film dans le film, ou même encore lorsqu'il évoque symboliquement la position du spectateur par un regard depuis une fenêtre... Le cinéma révèle alors un peu ses secrets de fabrication ou d'énonciation au spectateur attentif et casse l'illusion de la transparence.

2. Narration et instance narratrice

Il est ainsi plus difficile de relever les traces de présence d'une instance narratrice dans un récit cinématographique que dans un texte narratif littéraire où le pointage de ces marques est facilité par les indices de personnes, les déictiques, l'usage des temps verbaux (opposition récit/ discours). Même dans un roman balzacien, à la 3ème personne avec un narrateur extradiégétique, on peut identifier aisément des interventions, des intrusions du narrateur, adressant des commentaires ou des explications au lecteur/ narrataire, parfois brièvement et discrètement :

« Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d’impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînes d’or fabriquées à Gênes; puis, après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans se laisser distraire par les oeillades bourgeoises qu’il recevait. » (...)
H. de Balzac, Gambara.

Vue de l'extérieur : regard extérieur à la chambre, donc pas celui de Kane Vue de l'intérieur : le regard a franchi la fenêtre Neige, clairement = vue subjective de Kane
Mort de Kane: la main lâche la boule Kane mort, qui voit ? La neige s'estompe. Curieux regard, curieux reflet de la porte qui s'ouvre sur l'infirmière.

Ces quelques photogrammes de Citizen Kane permettent de mettre en évidence la présence d'un narrateur virtuel ou grand imagier et la complexité du point de vue adopté dans le récit de Welles. Les premières images semblent en effet impliquer un regard extérieur, une focalisation zéro : le passage de l'extérieur à l'intérieur par la fenêtre en est un indice. Mais la neige qui tombe à l'intérieur de la pièce ne peut être réelle : la narration semble alors adopter le point de vue de Kane à l'agonie, influencé par la boule de verre et ses souvenirs. Toutefois, quand il est mort (la boule roule, se brise et la neige s'estompe), il y a bien là l'évidence d'une instance narratrice qui nous donne encore à voir en externe cette scène; Kane ne peut pas voir sa main ni la boule se casser... Un narrateur premier, à l'instar d'un dieu omniscient, semble alors bien le témoin unique et privilégié des derniers moments solitaires de Kane dans la chambre de son manoir.

La dernière image, celle du reflet déformé de l'infirmière dans la boule brisée, peut symboliser, comme le constate Marilyn Fabe, la fin de l'omniscience privilégiée du spectateur : la suite du film montrera en dominante des points de vue personnels sur Kane.

Plus généralement, avec ce film, il faut bien postuler un narrateur premier qui détient une vue d'ensemble sur la biographie de Kane et une forme d'omniscience à la différence de tous les personnages ou relais qui interviennent dans l'oeuvre pour témoigner et raconter : (fausses) bandes d'actualités, puis souvenirs écrits de Thatcher, témoignages de Bernstein, Leland ou Susan, voire de Raymond le majordome, qui deviennent des personnages narrateurs. Ce narrateur fondamental nous donne à voir et à entendre sur les mystères de la vie de Kane, à la fois par les discours et par les images. L'omnipotence de ce narrateur est symboliquement signifiée à l'incipit du film : malgré le panneau d'interdiction, (Entrée interdite: No trespassing), on franchit avec lui la grille de la propriété comme la fenêtre de la chambre de Kane ensuite.

« Mais aucun mot ne peut expliquer la vie d'un homme.
Bouton de Rose n'est qu'une pièce du puzzle, une pièce qui manque. »

Ainsi, dans le film de Welles, aucun personnage de la diégèse ne détient in fine l'explication du dernier mot mystérieux prononcé par le protagoniste ("Rosebud" : bouton de rose ). Mais le spectateur découvrira, à la fin du film, la clé de l'énigme qui échappe à tous les personnages de l'histoire racontée. En effet, c'est bien le regard de cette instance narratrice première qui se fixe sur le petit traîneau, après l'avoir choisi, repéré dans le bric-à-brac gigantesque de Xanadu, et qui déchiffre en gros plan pour nous son inscription avant que le feu ne l'engloutisse à jamais. Aucun personnage parmi ceux présents, ultime dérision, n'accorde de l'importance à ce pauvre objet matériel, insignifiant à leurs yeux. Le spectateur sera ainsi plus lucide qu'eux grâce au décodage de l'instance narratrice première. On observe que la solution de l'énigme posée au début par le langage verbal, un simple mot, est transmise à travers les seules images d'un modeste objet qui est détruit. Aboli bibelot d'inanité ... visuelle ! Le narrateur premier se révèle alors surtout "shower-narrator" (Chatman) ou monstrateur.

Le cinéma peut ainsi réutiliser des procédés littéraires dans la narration : comme dans certains romans ou même comme dans une autobiographie, celle-ci se fait alors par le biais d'un personnage (narrateur intradiégétique). Avec Citizen Kane plusieurs fils de narrations se juxtaposent ainsi et les personnages narrateurs se passent le relais pour évoquer dans le cadre de rétrospections leurs souvenirs; il y a une forme de polyphonie narrative ou de stéréoscopie dans le sens où plusieurs voix narratives apportent leur éclairage. On peut considérer que les récits médiatisés par un personnage de l'univers diégétique s'enchâssent dans le récit premier, pris en charge par le "grand imagier". Aucun de ces narrateurs relais ou seconds n’est le narrateur du film : chacun assure un fragment de la narration ; le fil directeur est bien tissé par le narrateur premier.

   

Le journaliste Thomson, incarné par l'acteur William Alland, dans son enquête va servir de fil conducteur : c'est lui qui rencontre successivement les différents témoins de la vie de Kane. Plus qu'interviewer ou enquêteur, il semble occuper essentiellement une fonction de narrataire : c'est lui qui reçoit les divers témoignages et récits sur Kane. Il est en quelque sorte un substitut figuré du spectateur, qui cherche également à comprendre la personnalité du magnat de la presse, le sens de ses derniers mots.
Ce narrataire est un personnage de la fiction, narrataire second dans le sens où il voit les images des actualités, lit les relations ou entend les récits d'autres personnages narrateurs représentés dans l’oeuvre. Il faut bien, en effet, présupposer un narrataire premier qui a une vue d'ensemble et qui reçoit le récit filmique du narrateur premier.

Le personnage de Thomson reste un peu mystérieux, on ne le voit jamais clairement à l'image, ni de face; souvent il est montré de dos dans le cadre d’un premier plan sombre... A la fin du film ce personnage narrataire, mal éclairé, en saura moins que le spectateur plus et mieux informé. Semblablement, en effet, à l’incipit du film comme à la clôture, le spectateur voit ce que montre la caméra de la mort de Kane et de la clé de l'énigme. Le spectateur, narrataire premier, partage ainsi l'omniscience de l'instance narratrice dans une sorte de point de vue divin. Le récit reste symboliquement sur le mode de la confidence.

3. Le personnage du narrateur

Tous les films ne manifestent donc pas explicitement un narrateur, mais s'ils le font, on peut distinguer deux cas de figure :

- le narrateur reste hors écran : c'est une voix off qui apporte des informations d'ordre narratif, descriptif, qui donne des commentaires ou des explications ;
- le narrateur est présent à l'écran : il apparaît donc physiquement à l'image, au moins à un moment donné du récit ; il est représenté en train de narrer.

Ce narrateur peut être homodiégétique, c'est à dire présent dans l'histoire racontée, comme les divers narrateurs seconds de Citizen Kane ; voire autodiégétique, quand c'est sa propre histoire passée qu'il relate (Rebecca). Il peut être hétérodiégétique : il n'est pas présent comme personnage dans l'histoire racontée (Splendeur des Amberson).
Quelquefois, certains films donnent ainsi à un des personnages un rôle à peu près exclusivement voué à la narration; il semble alors témoin de ce qu'il relate. Souvent, le personnage est impliqué : ainsi dans Rebecca d'Hitchcock. Le début du film met en place un processus de remémoration, passant par une voix off. Avec la découverte progressive d'un paysage un peu sinistre, puis d'un manoir en ruines, dans une atmosphère quelque peu gothique, le spectateur entend la voix d'une femme évoquant les souvenirs de son propre passé à la 1ère personne :

« La nuit dernière, j'ai rêvé que je retournais à Manderley. Parvenue au portail donnant sur l'allée, je ne pouvais entrer car la voie m'était barrée. Puis, comme tous les rêveurs, je fus soudain dotée de pouvoirs surnaturels et traversais l'obstacle tel un esprit. L'allée serpentait devant moi, en ses tours et détours familiers. Mais à mesure que j'avançais, je m'aperçus du changement. La nature avait repris ses droits et peu à peu, enlaçait l'allée... dans ses longs bras tenaces. Suivant les ondulations du pauvre chemin qui avait jadis été notre allée, je découvris enfin Manderley.
Manderley... drapé de mystère et silence. Le temps n'avait pas de prise sur sa parfaite symétrie. Le clair de lune nous joue parfois d'étranges tours. Soudain, il me sembla voir de la lumière éclairer les fenêtres. Puis un nuage voila la lune et s'attarda un instant, telle une main sombre sur un visage. L'illusion disparu avec le nuage. J'avais sous les yeux une bâtisse désolée... dont les murs austères n'évoquaient plus son passé. Jamais nous ne retournerons à Manderley. Ceci est une certitude. Mais parfois, en rêve... je renoue avec cette étrange période de ma vie... qui débuta dans le sud de la France.»

Le récit adopte donc une forme apparemment autobiographique (c'est un récit fictif à la première personne) et rétrospective : le personnage revient pour le distancier sur un passé révolu, situé à un moment indéterminé du moment de l'énonciation. Le récit semble s'ouvrir sur un amalgame de souvenirs réels et de rêves, d'illusions. Les images montrent l'état de ruines du manoir au moment de la remémoration, transformé par les effets de lumière. Une étrange attirance, voire une forme de nostalgie, amène le personnage narrateur à se replonger dans le passé : la suite du film se propose donc comme un retour en arrière, fait sans doute sur le mode de la confidence au spectateur, dans un but cathartique par le narrateur. La fin du film nous donnera l'explication de la destruction du manoir.

Pour aborder la question du narrateur, on pourrait aussi évoquer sur un mode voisin le film d’Otto Preminger Laura (1944): après le générique montrant un décor avec un portrait de femme à l'arrière plan, le film s'ouvre curieusement sur un fond noir avant même de nous montrer des images, sur lequel une voix — que nous identifions vite comme celle d'un personnage de l'histoire — Waldo Lydecker, intervient ; il semble alors s'adresser au spectateur.

«I shall never forget the weekend Laura died. A silver sun burned through the sky like a huge magnifying glass. It was the hottest Sunday in my recollection. I felt as if I were the only human being left in New York. For Laura's horrible death, I was alone. I, Waldo Lydecker, was the only one who really knew her. And I had just begun to write Laura's story when - another of those detectives came to see me. »
« Je n'oublierai jamais le jour de la mort de Laura. Un soleil de plomb brûlait comme au travers d'une loupe. Le dimanche le plus chaud de ma vie. Je me sentais comme le seul survivant de New York. Depuis sa mort horrible, j'étais seul. Moi, Waldo Lydecker, j'étais le seul à la connaître vraiment. Je commençais juste à écrire son histoire quand... l'un de ces détectives vint me voir

 

Générique d'ouverture avec décor à l'arrière plan.

Puis l'écran passe au noir.

Le détective Mac Pherson observé par Waldo Lydecker qui reste caché : «Je le fis attendre. Je l'observais par l'entrebâillement de la porte.», dixit la voix off. P.d.v. marqué explicitement par le commentaire.
Waldo Lydecker apparaît à l'image en train de dialoguer avec le détective... Le personnage narrateur est donc figuré à l'écran, vu de l'extérieur. Waldo Lydecker, plus tard, commence à raconter à Mac Pherson sa rencontre avec Laura : le fondu enchaîné signifie le retour sur le passé. Le récit est donc rétrospection. La caméra montre la rencontre de Laura par Waldo Lydecker: retour en arrière, autre cadre spatio-temporel. Reconstitution ?
Photogrammes de Laura de Preminger

 

Le personnage racontera dans la suite du film au détective chargé de l’enquête, Mark Mc Pherson, sa rencontre avec le personnage éponyme Laura : « Nous avons dîné ici pour ses vingt-deux ans. Tous les deux… heureux. Faisant des projets pour son avenir. Qu’elle avait changé depuis notre rencontre cinq ans plus tôt ! On était déjà loin de la jeune fille rencontrée à l'hôtel Algonquin, cinq ans plus tôt.» Il devient alors narrateur à l’intérieur de sa propre narration, s'adressant alors à un autre personnage de la fiction et plus seulement à nous, spectateurs ; le film enchâsse alors un nouveau récit dans ce qui devient un récit cadre, un récit de niveau supérieur. Le récit de W. Lydecker est accompagné par la monstration des images de la rencontre.
On peut même considérer qu'une instance narratrice première (celle du générique montrant le portrait de Laura et montrant Waldo Lydecker) passe le relais à la voix off de Waldo Lydecker: les divers récits s'emboîtent les uns dans les autres.

En résumé : le narrateur premier ou grand imagier nous montre le personnage narrateur de Waldo Lydecker et son destinataire, Mc Pherson. Même quand la voix de Waldo raconte au départ, le grand imagier est cependant responsable du récit imagé, audiovisuel. Le narrateur second est ensuite visualisé, représenté par l'image en train de faire son sous-récit. Puis, l'image du narrateur second s'estompe au profit de la visualisation du monde diégétique dont Waldo Lydecker rend compte : le sous-récit devient alors aussi audiovisuel. Le grand imagier a passé le relais et s'est effacé au profit du personnage narrateur second.

 

4. Points de vue dans le film et focalisations
Aumont distingue quatre significations de la notion de point de vue au cinéma :

1. Le point depuis lequel on regarde, la position définie par l'emplacement de la caméra par rapport à l’objet regardé. Les cinéastes, dès les frères Lumière, ont réinvesti l'expérience des photographes voire des peintres pour choisir l'emplacement de la caméra et optimiser le cadrage de l'image. Très tôt, avec Griffith, le cinéma a appris à déplacer et à multiplier ce point de vue : cela implique des changements de plan et des mouvements d’appareil. Une caractéristique du cinéma de fiction est bien d'offrir un point de vue multiple et variable.

2. La vue elle-même, en tant que prise depuis un certain point de vue, l’image organisée par le jeu de la perspective centrée.

3. Ce point de vue est référé à un point de vue narratif. Le cadre est toujours plus ou moins la représentation d’un regard, qu'il soit celui du narrateur ou celui d’un personnage. L’emplacement de la caméra et la vue elle-même correspondent à ce point de vue narratif.

4. Le mot « point de vue » en français prend aussi un sens figuré pour désigner une opinion particulière, un jugement. Le point de vue informe l’organisation de la représentation et de la narration, le tout est surdéterminé par une attitude mentale qui traduit le jugement du narrateur sur l’événement ou sur les personnages.

Dans le film narratif, le point de vue est la plupart du temps assigné à quelqu’un : c'est soit celui d'un personnage du récit, soit celui de l’instance narratrice. Analyser les points de vue ou les regards dans un film narratif, c’est centrer l’analyse essentiellement sur la « monstration » par opposition à la narration au sens strict.

La focalisation renvoie aux procédés et moyens de représenter les informations narratives du point de vue de quelqu'un. Il convient d'emblée de distinguer la focalisation par un personnage de la focalisation sur un personnage. La focalisation sur un personnage est extrêmement fréquente puisqu’elle découle très normalement de l’organisation même de tout récit qui implique un héros et des personnages secondaires : le héros sera celui que la caméra isole, privilégie et suit. On peut parler de focalisation externe.
La focalisation par un personnage est aussi fréquente dans les films et se traduit le plus souvent sous la forme de ce qu’on appelle la caméra subjective, mais de façon momentanée ; cette focalisation interne adopte le regard d'un personnage ; elle peut varier, rester stable ou papillonner plus ou moins dans une oeuvre filmique, comme d'ailleurs dans un roman.

La focalisation amène ainsi à voir quel point de vue oriente le segment d'informations donné par le film, à envisager quelle est la perception adoptée comme la source de l'information. De qui relève-t-elle ? Quelle est aussi sa nature : est-ce la vision d'un personnage, vision directe ou médiatisée par un instrument (jumelles, téléobjectif, caméra...), sont-ce les images d'un rêve, des images ou éléments d'un souvenir etc. ?

On peut considérer trois cas de figure, selon que le p.d.v. relève :

- du narrateur premier ou grand imagier,
- d'un narrateur second, personnage,
- d'un personnage de l'histoire racontée. Un personnage dans l’action est censé voir ce que le spectateur voit.


F.W. Murnau dans Herr Tartüff (1926) fait ainsi comprendre aux spectateurs que le regard porté sur Elmire est celui du personnage, celui du faux dévot, par le mouvement quasi exploratoire de la caméra sur ce sein qu'il ne faudrait voir pour paraphraser Molière.
Le thème du regard est essentiel dans le film : le livre religieux (Bible, ouvrage de piété ?) ici dénonce ostensiblement que Tartuffe se masque derrière les écritures; le mouvement de la caméra trahit son désir pour le corps féminin.

 

Les oiseaux, film d'Alfred Hitchcock (The Birds, 1963), joue ainsi sur l’introduction de plans subjectifs, à focalisation interne, au sein de la continuité du film qui passe par une instance narratrice extérieure dont le p.d.v. semble neutre, à focalisation zéro. Le légendaire suspense hitchcockien dans ce cas est amené surtout par un travail sur la construction du cadre et la multiplicité des points de vue adoptés.
Ainsi, dans la séquence de l'école, la caméra commence par suivre Melanie Daniels sortant du bâtiment, traversant la cour et s'asseyant sur une barrière, puis celle-ci fume une cigarette attendant la sortie des élèves et la fin du cours de chant d'Annie. Au second plan apparaissent les éléments importants du décor, bâtiment scolaire et accessoires de jeu. Hitchcock use ici de plans alternés, les uns sur le visage de l'héroïne, les autres sur la "cage à poules" du jeu. Progressivement, un puis plusieurs oiseaux vont venir s'y percher, semblant s'y regrouper en nombre.
Enfin, un oiseau passe de gauche à droite devant Melanie Daniels qui l'aperçoit et le suit du regard, tournant la tête. Le volatile rejoint les autres oiseaux sur l'accessoire de jeu : c'est seulement alors que Melanie Daniels découvre la situation et voit le groupe d'oiseaux inquiétants.
Le mécanisme de création du suspense repose ainsi sur l'identification du spectateur au personnage et la différence ou l'écart entre deux p.d.v. : le spectateur partage la vision et le savoir de l'instance narratrice sur les oiseaux et constate que Melanie n'a pas perçu le danger par les plans qui montrent ce qu'elle voit. Le spectateur, moins "naïf" que le personnage, attend donc sa prise de conscience : se fera-t-elle à temps?

Remarquons que la bande sonore, dès l'ouverture de la séquence, nous permet de faire le lien avec l'intérieur de l'école de Bodega Bay : pendant que Melanie Daniels attend, nous entendons les élèves de la classe chanter sous la direction de leur maîtresse. L'horizon de la menace est ainsi cadré : les enfants sont concernés autant que Melanie. Une évolution se construit autour de l'effet de la bande sonore : au début, le chant semble ainsi simplement prendre une coloration positive et contextualiser la scène en rappelant l'enfance et l'univers scolaire ; mais avec la découverte du rassemblement des oiseaux par le spectateur, un contraste dramatique s'établit et accentue la tension. La classe comme Melanie n'a pas conscience du danger. La bande sonore, loin d'être inutile, rappelle ainsi l'espace intérieur et souligne l'enjeu en termes de menaces.

Le regard.

L'objet du regard.

Les Oiseaux d'Hitchcock (1963)
Images du storyboard réalisé par Harold Michelson (1962) et photogrammes du film.

De même, pour cerner les effets possibles de la focalisation, on pourrait prendre un cas significatif de La Femme au portrait, oeuvre de Fritz Lang (The Woman in the window, 1944). Nous voyons le personnage Richard Wanley, assommé par un somnifère, dormir dans un fauteuil apparemment chez lui (le contexte et le décor semblent révélateurs : photos de famille etc.). La suite montre pourtant explicitement qu'il rêvait : il est en effet réveillé par un serveur et se trouve à son club. Le changement partiel du décor, à l'arrière plan, révèle alors, après coup, que le p.d.v. initial était subjectif et n'était pas le regard neutre d'un narrateur externe ; nous étions dans le rêve de R. Wanley. La focalisation était donc interne, renvoyant à la conscience du personnage. La manipulation est essentielle à la logique du film.

 

Les Oiseaux d'Hitchcock

Des procédés techniques divers peuvent souligner le p.d.v. : par exemple, comme ci-dessus, un plan montre qu'un personnage regarde, le plan suivant montre ce qui est observé ou découvert, l'objet de son regard. Fréquemment, un troisième plan peut montrer la réaction du personnage. De même, on peut repérer l'usage de gros plan "focalisant" sur quelque chose de précis, l'usage d'un éclairage particulier, un mouvement particulier de l'appareil, une mise au point sur un élément du cadre jusque là flou...

P.d.v. extérieur sur Jeff et Lisa. Ce n'est pas vraiment le point de vue de Jeff: par derrière son épaule. Le regard de Jeff est attiré.
Fenêtre sur cour d'Hitchcock
Ce que voit Jeff: les fantasmes de la voisine mis en scènes. A votre santé! Etrange communication à distance; non réversible.
Jeff prend son téléobjectif pour observer, espionner son voisin. Ce qu'il observe à travers le téléobjectif. Jeff endormi: qui le voit ?

 

A. Hitchcock : Family Plot (Complot de famille), 1976, séquence du cimetière. La mise au point définit un foyer d'intérêt, mais le regard de la caméra est ici subjectif.

 

5. La voix off
Le cinéma sonore, puisque la narration ne repose plus sur les seules images, a souvent aimé s’adjoindre le concours d’un narrateur : c'est le cas des nombreux films où une voix que l’on dit "off" se présente pour raconter, commenter... Fréquemment, c'est celle d'un personnage, mais il convient de regarder de plus près. On peut distinguer divers cas :

- La voix off est de type extra-diégétique : cette voix n'est pas celle d'un personnage de l'univers représenté.

NB Max Ophüls dans Le Plaisir conçoit un dispositif narratif original, limite ; la voix du narrateur, externe à la fiction représentée, se donne à entendre comme celle de l'écrivain Maupassant qui va nous raconter plusieurs récits. Le narrateur s'incarne alors dans un personnage historique.

- La voix off semble bien celle d'un personnage de cet univers, même si nous n'en savons rien de très précis, même si nous ne le voyons pas. Dans La Splendeur des Amberson d'Orson Welles, nous ne voyons pas le narrateur qui semble vivre dans le même univers que les personnages et se souvenir d'un passé révolu pour lui comme les spectateurs au moment de l'énonciation. Le narrateur est absent de l'image mais fait quand même partie de la diégèse.

« The magnificence of the Ambersons began in 1873. Their splendor lasted throughout all the years that saw their Midland town spread and darken into a city. In that town in those days, all the women who wore silk or velvet knew all the other women who wore silk or velvet and everybody knew everybody else's family horse and carriage. The only public conveyance was the streetcar. A lady could whistle to it from an upstairs window, and the car would halt at once, and wait for her, while she shut the window, ... put on her hat and coat, ... went downstairs, ... found an umbrella, ... told the 'girl' what to have for dinner...and came forth from the house. Too slow for us nowadays, because the faster we're carried, the less time we have to spare. »
La splendeur des Amberson commença en 1873. Elle dura des années, jusqu'à ce que le Midland devînt une ville. En ce temps-là, toutes les dames élégantes connaissaient les autres dames élégantes. Et chacun pouvait mettre un nom sur chaque équipage. La seule voiture publique était le tramway. De sa fenêtre, on pouvait le héler. Le tram s'arrêtait et attendait. Le temps de prendre son chapeau, son manteau, de descendre et d'attraper son parapluie, de donner des consignes pour le souper et de sortir de la maison. Cette lenteur serait odieuse aujourd'hui. Plus nous allons vite, moins nous avons de temps.

- La voix off est celle d'un des personnages figurant dans l'histoire, qu'il soit un protagoniste ou éventuellement un personnage secondaire, voire un simple témoin à l'arrière plan. Dans Gervaise de R. Clément, c'est la voix de l'héroïne qui commente les images de sa propre vie passée, de façon autobiographique. Elle guide alors la lecture du récit sur le mode de la confidence. Cela implique un décalage énonciatif : il s'agit d'une rétrospection ; nous la voyons à l'image à la fenêtre de l'hôtel, mais ses lèvres ne remuent pas. Nous voyons ainsi le personnage, mais pas le narrateur.
Idem avec Rebecca. Parfois, le sous-récit rapporté par un personnage (Waldo Lydecker dans Laura) s'enchâsse dans le récit cadre ; on peut souligner alors la coloration subjective. Nous voyons Waldo raconter à Mac Pherson.

- Quelquefois, proche de la voix off, nous entendons une voix intérieure au personnage. Mais l'énonciation de la pensée est simultanée à la scène. C'est une forme de monologue intérieur qui nous fait partager les réflexions du personnage en marge du dialogue qu'il peut aussi tenir à l'écran.

6. Le cinéma à la première personne
Bien des récits fictifs, romans ou nouvelles, sont écrits à la première personne (L'Etranger de Camus...); l'auteur n'y est pas assimilable pourtant comme dans une autobiographie au narrateur-personnage, narrateur-protagoniste. Il s'agit de romans à la 1ère personne où il ne faut pas confondre auteur, personne réelle, et narrateur, personnage fictif et pure figure textuelle.

Au cinéma, il y a eu des tentatives d’écriture filmique à la première personne : le début des Passagers de la Nuit (Dark Passage) de Delmer Daves, film policier réalisé en 1947, a été tourné en caméra subjective. La Dame du lac (Lady in the lake) de Robert Montgomery, film noir réalisé en 1947 d'après le roman (1943) de Raymond Chandler, en est un autre exemple canonique pur. Ce film utilise, en effet, en dehors du prologue — où le détective s'adresse à nous spectateurs pour nous lancer comme un défi — systématiquement la caméra subjective : la totalité de l’action du film est ainsi vue à travers les yeux du personnage-narrateur, de telle sorte que le spectateur a la sensation de partager la perception visuelle du détective Philip Marlowe ; nous avons seulement de lui de brefs aperçus grâce au miroir où il se reflète dans une scène après 1h 23 d'images. Quand le privé reçoit un coup, la caméra chancelle, quand il s'assoit, la hauteur de la caméra change...
Entre autres inconvénients du procédé, le point de vue du seul privé est privilégié, ce qui n'est pas usuel dans le film noir qui alterne les focalisations, cf. Laura d'O. Preminger etc. Paradoxalement aussi, le mécanisme de l'identification du spectateur au héros semble moins bien fonctionner: on voit peu le protagoniste qui reste hors-champ dans un film centré pourtant sur sa personne, son point de vue  ! De même, le grand public peut se sentir "volé" en quelque sorte : le grand Humphrey Bogart est absent de l'image dans Dark Passage pendant 30 minutes ; cela ne va pas dans le sens commercial en s'écartant du star system et chacun sait que le cinéma est par ailleurs une industrie — Malraux dixit.
Le dispositif de la caméra subjective induit aussi assez logiquement dans l'écriture filmique une prédominance du plan séquence, ce qui semble naturel compte tenu de la perception subjective d'un personnage; le montage, le changement d'angle, la variation de l'échelle de plans etc. semblent relever plutôt de la logique d'une instance narrative externe ou d'un personnage qui reconstruirait un passé mis à distance. Avec la caméra subjective, nous vivons l'instant présent vécu par le personnage.

Reflet de Marlowe pour une fois présent à l'image.
Regard à la caméra, légitimé par la vision subjective.
Jeff dort.

Dans Citizen Kane de Welles, plusieurs plans relèvent d'une focalisation interne au personnage de Kane (vide supra) et sont donc l'équivalent d'un récit à la première personne. L'intérêt premier est de manifester la psychologie du personnage et la subjectivité de la perception.

Un film comme Vue sur cour d'Alfred Hitchcock (Rear Windows ) en 1954 fonctionne pour l'essentiel avec une focalisation centrée sur le personnage principal de Jeff ; souvent, la caméra adopte le regard de Jeff qui observe le spectacle de l'immeuble offert à lui. Mais on remarque que divers passages de l'œuvre ne peuvent être expressément perçus par Jeff : il y a donc bien une instance narrative plus générale à supposer. En particulier, dans la séquence générique d'ouverture, ce ne peut être le personnage qui voit : la suite immédiate nous le montre en train de dormir dans son fauteuil. On ne peut pas dire donc que le film soit une narration à la 1ère personne, ni que le personnage narrateur soit omniscient, bien sûr, mais le point de vue se restreint souvent à celui du personnage; on peut ainsi parler de restriction de champ. Le personnage n'est qu'un témoin, reste un observateur intelligent qui peut se livrer à des hypothèses et déductions comme un détective.

Pour revenir sur le cas d'école constitué par Dark Passage, nous pouvons constater que dans la séquence d'ouverture, le réalisateur Delmer Daves fait alterner de facto des focalisations externes et internes pour présenter la situation. Certains plans semblent presque combiner les focalisations externe et interne : l'objectif montre ainsi le fuyard qui s'éloigne de dos en même temps que l'on voit ce qu'il percevait juste auparavant avec la caméra placée dans le fût de métal. Après cela, on embraie sur la vision subjective, les mains du personnage constituant un indice essentiel du point de vision.

 


Fiche outil sur le point de vue
et le point d'écoute

Questions à se poser sur le point de vue :

- Où est placée la caméra qui prend l'image ? pdv= emplacement depuis lequel on regarde aspect spatial et visuel
- Quelle est la vue ? pdv = vue elle-même, en tant que prise depuis un point de vue, image organisée par jeu de perspective; qu'est-ce qui est montré, mis en relief dans l'image, placé au centre... ? Inversement, qu'est-ce qui est éliminé de l'image ou semble devenir accessoire ? image organisée

- Qui / quelle instance raconte l'histoire ?

- Du point de vue de qui est-ce raconté ?

pdv = pdv sens 2 référé au pdv narratif; le cadre comme représentation d'un regard. L'emplacement de caméra et la vue elle-même = pdv narratif.

Le pdv est-il celui d'un personnage ? Est-il subjectif ?
Est-ce celui d'un narrateur extérieur à l'histoire ? Qui est-il ? Qu'en savons-nous? Quel est son statut ?

aspect narratif
- Quel est le point de vue, au sens idéologique, de l'auteur ou du film sur l'histoire racontée, la situation, les personnages etc. ? pdv= opinion / jugement aspect idéologique

Questions à se poser sur le point d'écoute :

- D'où entend-on ce qui est entendu ?

- Le point d'écoute correspond-il au point de vue ? Sont-ils cohérents ? Sont-ils dissociés ?

Exemples concrets :

- Un plan cadre de loin deux personnages vus en train de discuter, mais on entend très clairement leur dialogue ; cela semble aller contre un "principe" du genre : «Si la source sonore est vue de loin, le son sera lointain; si elle est vue de près, il sera très proche.»
- Un plan cadre au loin une voiture s'éloignant sur une route, mais on continue à entendre très clairement la discussion des passagers.
- Cas d'une conversation téléphonique : on voit un personnage au téléphone de l'extérieur, et donc on ne perçoit pas ce qu'il voit lui, mais, paradoxe des codes, on entend bien ce qu'il entend, i.e. la voix de son correspondant absent de l'image, loin.

- Qui écoute et qui entend ? Les personnages et les spectateurs entendent-ils les mêmes éléments ? Tous les personnages entendent-ils les mêmes choses?

On peut ainsi distinguer des images et des sons subjectifs... dans Le syndrome de Stendhal de Dario Argento, la jeune femme policier entend le galop des chevaux face à la toile d'Ucello, «la bataille de San Romano», au Musée des Offices.

NB Claude Bailblé préfère judicieusement l'expression "point d'ouïe" à "point d'écoute" parce que ce dernier terme suppose une attention que le spectateur n'a pas forcément constamment.

Perspective sonore dans Wonder Years (Les Années coup de coeur),
série télévisée américaine (1988-1993) de Carol Black, Neal Marlens ...

A l'arrière plan, Kevin Arnold et ses copains discutent de la jeune fille au premier plan. Le spectateur entend leurs propos, mais le personnage concerné ne les perçoit pas.

Un autre exemple : un film peut présenter une focalisation sur le point d'écoute d'un personnage dans l'objectif de nous faire sentir sa difficulté à comprendre un message qui lui est adressé, ou entendre un son qui le concerne. A la fin de La Dolce vita, la voix de la jeune fille qui appelle Marcello est couverte par la distance et la mer.

 

Pour informations :
- Précis d'analyse filmique, Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété, Nathan-Université
- Michel Chion, Le son au cinéma, in chapitre III, "Le point d'écoute" :