Titre original : Corner in Wheat
Titre français : Les Spéculateurs ou encore Le
marché du blé
USA, sortie en 1909, 14 minutes.
Réalisateur : D.W. Griffith
Distribution :
Frank Powell .... Le roi du blé (The Wheat King)
Grace Henderson .... Son épouse (The Wheat King's Wife)
James Kirkwood .... Fermier (Farmer)
Linda Arvidson .... Epouse du fermier (Farmer's Wife)
W. Chrystie Miller .... Père du fermier (Farmer's Father)
Gladys Egan .... Petite fille du fermier (Farmer's Little Daughter)
Henry B. Walthall .... Assistant du roi du blé (Wheat King's Assistant)
Le film Corner in Wheat est un court métrage réalisé par D. W. Griffith en novembre 1909 d'après une adaptation faite par Griffith et Frank E. Woods d'un roman contemporain (1903) de Frank Norris, The Pit. Ce livre relate le développement de la spéculation sur le blé et d'autres matières premières qui fit et défit les fortunes à la Bourse de Chicago.
Ce film qui s'inscrit dans une logique populiste tout en défendant des valeurs morales avec des résonances bibliques est une oeuvre brève mais puissante : elle frappe le spectateur à la fois par la virulence de son attaque contre le capitalisme comme par son dispositif narratif.
Pour l'anecdote, si nous avons la chance de posséder encore cette oeuvre, c'est grâce à un tirage sur papier du film. En effet, pour obtenir une protection par copyright de leurs œuvres, les producteurs déposaient à la Librairie du Congrès un tirage papier, la loi sur la propriété artistique ne reconnaissant pas encore le cinéma. Aussi, jusqu'en 1915, les producteurs firent tirer par contact avec le négatif des bandes de papier photographique de 35 mm qui reproduisaient intégralement les films. Consulter par exemple cette page pour voir les oeuvres conservées disponibles, dont beaucoup de films de la Biograph d'Edison, téléchargeables gratuitement.
1. Rôle du montage parallèle
Le montage parallèle
correspond à une thématique : D.W. Griffith dans Intolérance,
en 1916, l'utilisera avec des parallèles de séquences entières
pour montrer l'identité, sur un mode analogique, de l'intolérance
au cours des périodes historiques. Mais il explore déjà
le procédé en 1909 avec Les Spéculateurs.
Pour mémoire rappelons que le montage parallèle
procède par alternance de deux séries d’événements,
d'actions présentant des relations logiques, des similitudes, mais
ne se situant pas forcément dans le même segment temporel et
n'ayant pas de lien narratif. Ce procédé doit être distingué,
même s’il en est proche, du montage alterné
qui, lui, fait alterner deux séries d’événements qui
se déroulent parallèlement dans des espaces différents
mais dans le même temps et qui comportent un lien narratif (l'exemple
canonique en est la course poursuite).
Ce principe de montage dans le film souligne la relation sociale entre les riches et les pauvres comme leur dépendance mutuelle ; le montage éclaire la responsabilité des capitalistes ou plutôt des spéculateurs boursiers dans la pauvreté du peuple et sa misère matérielle. Le plan d'ouverture et le plan final sont en écho et soulignent une dégradation résultant de la spéculation boursière ; on passe d'une vision un peu idyllique ou bucolique du monde rural — à la manière du "Semeur" de Millet — à une clôture nostalgique, sinon funèbre.
Cette misère touche le peuple des villes comme les pauvres des campagnes: l'ensemble des travailleurs est présenté en victimes, en proie à la crise. Le montage parallèle dans ce court métrage n'est pas au service de la dramatisation ou du suspense, mais il pointe des liens, trace des comparaisons ou contrastes éloquents et il établit surtout des relations de cause à effet : la spéculation boursière est ainsi à l'origine d'une crise qui touche les pauvres des villes par la cherté du pain et qui ruine les paysans producteurs par le contrôle monopolistique imposé sur le marché du blé.
L'effet obtenu par l'antithèse
appuyée entre le luxe du banquet, avec de nombreux invités,
chez le "roi du blé" et les scènes de queue à
la boulangerie ou la tristesse à la ferme relève d'une intention
pathétique; il s'agit d'émouvoir par un contraste accusateur
les spectateurs. Le dénouement est moralisateur : il manifeste une
sorte de justice immanente ayant valeur d'avertissement. Il faut constater
cependant que la mort —le châtiment du spéculateur — ne rétablit
pas une situation d'équilibre sous forme de happy end : la fin semble
empreinte de tristesse avec le dernier plan sur le paysan solitaire et la
lumière qui s'éteint dans un fondu au noir.
Le montage de Griffith rappelle le principe d'E.S. Porter en 1904 dans l'Ex-Convict
: il s'agit de monter en parallèle non deux actions, mais deux styles
de vie que l'on oppose; on joue de l'art du contraste pour suggérer
des idées.
La logique du montage sert ainsi à décrypter le réel et à l'expliciter. On comprend l'influence de Griffith tant pour la technique que pour la vision sociale symbolique sur les cinéastes soviétiques, comme l'illustre ce propos d'Eisenstein : «Griffith a tout inventé, tout créé. Il n’y a pas un cinéaste au monde qui ne lui doive quelque chose, Le meilleur du cinéma soviétique est sorti d’Intolérance. Quant à moi, je lui dois tout.»
2. Approche d'un langage scripto-visuel
Griffith en 1909 n'est pas encore dans la logique de Murnau ou Vertov qui un peu plus tard cherchent à émanciper le discours filmique du poids des écrits ou sous-titres. Il est clair que ce court métrage mobilise un double canal pour s'adresser aux spectateurs/ lecteurs : le message iconique entre en complémentarité étroite avec le message linguistique écrit. Celui-ci comporte 8 plans présentant du texte : sept cartons ou intertitres et l'image d'un télégramme. La narration passe par la relation et l'interaction des cartons avec les images: on peut ainsi parler de langage cinématographique scripto-visuel.
0. Titre d'ouverture : «
Le monopole du marché du blé ».
3. «Le Roi du Blé. Combiner le grand coup pour accaparer le monopole.»
5. «A la bourse du blé. Le battage final.»
7. Sa réponse à la supplication de l’homme ruiné : «
Allez le prendre là où je l’ai pris.»
9. «L'or du blé.»
11. «La balle du blé.»
17. «Les prix élevés cassent le marché du pain.
»
19. «Une visite aux silos.»
24. Texte du télégramme : «Monsieur
W. J. Hammond. Cher Monsieur, Vous avez le contrôle total sur le marché
mondial. La journée d'hier a ajouté 4 millions à votre
fortune. Sincèrement vôtre [signature] Comptable.»
Quelques
observations sur diverses fonctions de l'écrit dans le film :
La première fonction relève du titrage
comme pour un tableau ; le titre général a valeur d'anticipation
ou d'accroche. Il résume le caractère de l'intrigue narrative.
Les cartons assument aussi un rôle structurant
: ils servent d'articulation, de jalons dans le discours filmique. Les textes
des plans 3, 5, 7, 9 et 11 annoncent les images qui
suivent et cadrent leur réception.
Le carton peut apporter des informations nouvelles,
il n'est donc pas que redondant face à l'image, mais bien complémentaire
: « The High Price Cuts Down the Bread Fund», «Les prix
élevés cassent le marché du pain. » Même
remarque sur l'écriteau dans le magasin de pain,
naturellement intégré dans l'image, il s'adresse aux personnages
de l'univers diégétique.
Le texte peut marquer un commentaire du narrateur et
relever d'une forme de symbolisme. Il sert alors à interpréter
la morale de cet apologue (ou parabole quasi évangélique ?).
L'antithèse "L'or du blé" / "La balle du blé"
mobilise explicitement l'intertexte biblique avec un blé bien métaphorique.
Le gros plan sur le télégramme
est un peu particulier : il annonce la lettre du Dernier des hommes de
F.W. Murnau et est tout à fait habilement intégré à
la logique narrative ; il correspond à un plan subjectif, le texte
écrit par un personnage de l'histoire (le comptable) est lu d'abord
par le roi du blé autant que par les spectateurs. Le message linguistique
s'intègre alors à l'image comme objet dans le cadre.
Les cartons ne proposent pas cependant de transcription directe du discours
des personnages, en dehors du plan 7, sarcastique...
3. Découpage du court métrage
Voici une sélection de quelques images illustrant le découpage technique et les divers plans du film, y compris les cartons, essentiels à la narration. Le film comporte 33 plans si l'on prend en considération le titre et les cartons : 9 textes au total (le titre du film, 7 cartons intermédiaires ou intertitres et le texte du télégramme).
Fondu au noir pour la fin : |
Appendice: découpage en plans.
Outre le titre d'ouverture, « Les Spéculateurs
» comporte 32 plans. L'action est située en plusieurs endroits
: une ferme authentique en extérieur et plusieurs décors en
studio, représentant le bureau du "roi du blé," un
magasin de pain, une salle de réception et un silo à grain.
0. Carton - titre d'ouverture : « Le monopole du marché du blé
».
1 Un fermier passe, lentement et à plusieurs reprises, le grain dans
ses mains, tout en parlant avec son épouse. Il prend le sac de grain,
part avec un autre fermier plus âgé, alors que son épouse
et sa fille les regardent.
2 Les deux fermiers sèment le grain, on les voit s’éloigner
dans un plan d’ensemble ; ils sont suivis d'un autre fermier avec des chevaux
de trait. Ils arrivent au premier plan de l’image et passent hors champ, et
ils puis repartent dans le même plan d’ensemble ; les chevaux suivent.
3 Carton : "Le Roi du Blé. Combiner le grand coup pour accaparer
le monopole."
4. Intérieur : Le roi du blé au bureau fait la leçon
à ses troupes. Sa posture et ses gestes sont résolus ; les autres
le quittent pour aller faire ses enchères..
5. Carton : "A la bourse du blé. Le battage final"
6 Le marché boursier, plein à craquer de spéculateurs.
Le roi du blé entre puis repart ; un homme s'évanouit, ruiné
par l’évolution des cours.
7. Carton: sa réponse à la supplication de l’homme ruiné
: « Allez le prendre là où je l’ai pris.'"
8. Quartier général du magnat. Les congratulations sont interrompues
par l’arrivée de l’homme ruiné que l’on renvoie brutalement
sans autre forme de procès.
9. Titre : "L'or du blé".
10. Un banquet somptueux : entrée du roi du blé qui porte un
toast audacieux sous l'acclamation générale.
11. Titre: "La balle du blé."
12. Une boulangerie. Trois clients : un homme achète un pain, une femme
ne paie pas le bon montant et doit compléter la somme ; une mère
de famille ne peut payer le prix demandé pour le pain et repart les
mains vides. Les clients sont renvoyés par le commerçant à
une pancarte : "En raison de la hausse du prix de la farine, le prix
du pain ordinaire à 5 cents est porté à 10.
13. Le banquet du roi du blé : il fume un cigare.
14. La boulangerie : tableau statique sur la queue des indigents appauvris.
15. Le banquet: le roi du blé opine du bonnet en réponse à
des commentaires de plusieurs dames.
16. La ferme. La femme et son enfant regardent hors champ à gauche
; les fermiers reviennent, les mains vides et l’air abattu.
17. Carton: "Les prix élevés cassent le marché du
pain. »
18. Le tableau statique du plan 14 est repris et s’anime : les pauvres quémandent
au propriétaire du magasin leur allocation de pain, mais seuls les
4 ou 5 premiers la reçoivent; les autres s’en vont sans rien.
19. Carton : "Une visite aux silos."
20. Au bureau : des femmes de la bonne société rendent visite
au Roi du blé et à ses comparses ; ils discutent puis s’en vont
ensemble.
21. Un silo. Un travailleur dans le cadre, un second employé arrive
qui guide les invités.
22. Le fond du silo : le grain se déverse tombant à partir du
haut de l'image à droite.
23. Les dames regardent par la trappe à l'intérieur du silo;
un employé apporte un télégramme au roi du blé.
24. Gros plan sur le télégramme : "Monsieur W. J. Hammond.
Cher Monsieur, Vous avez le contrôle total sur le marché mondial.
La journée d'hier a ajouté 4 millions à votre fortune.
Sincèrement vôtre [signature] Comptable."
25. En faisant un geste de triomphe, le roi du blé perd l'équilibre
et tombe dans la trappe du silo.
26. Intérieur du silo : après sa chute le roi du blé
est recouvert par le grain qui se déverse sur lui.
27. Un policier parle au patron de la boulangerie inquiet. Entrée de
plusieurs pauvres en émeute : le policier et un collègue les
repoussent en usant de leurs matraques et dégainent leurs revolvers.
28. Le bras du roi du blé disparaît enseveli sous le blé.
29. Un employé ramène les amis du roi du blé dans le
cadre de l'image, puis ils s'en vont.
30. Au bureau, les dames et les "collègues" du roi du blé
remarquent son absence ; inquiets, ils partent à sa recherche.
31. Ils vont vérifier dans le silo à grain ; le cadavre du roi
du blé est remonté avec une corde du « puits » ;
une femme (son épouse ?) pleure.
32. La ferme. Comme dans le plan 2, mais désormais avec un seul paysan,
filmé dans un plan d’ensemble, qui sème du blé d’un air
las ; il vient du fond au 1er plan puis repart. Fondu au noir.
Source du découpage (en anglais) : Erik Ulman, «A Corner in Wheat: An Analysis», 2001, http://www.sensesofcinema.com/2001/feature-articles/cornerwheat/
Merci à J.P. Dufour pour son aide.